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Paquebots de croisière, grands méchants loups ou futurs héros de la transition ?


Port d'Oranjestad, Aruba (photo @ Paul Letainturier)


Lien vers l'article original : ici


Paul Letainturier est consultant Énergies et Mobilités au sein du bureau E-CUBE Strategy Consultants à Lausanne. A travers le projet #withnoplane lancé en septembre 2019, il tente de rejoindre la Patagonie depuis la Suisse, sans recourir aux transports à combustible fossile. Sur la route, il se propose d'aborder la question énergétique des régions qu'il traverse.Après une traversée de l'Atlantique marquée par des alizés timides, ceux-là mêmes ont décidé de fraîchir et nous forcent à patienter une semaine sur l'île d'Aruba, dans les Antilles Néerlandaises. Du voilier, la vue est imprenable sur le ballet incessant des paquebots de croisière qui déversent quotidiennement plusieurs milliers de touristes dans les rues d'Oranjestad avant de repartir à la nuit tombante. J'ai décidé de me pencher sur ce secteur, clé du tourisme aux Caraïbes, et sur ses perspectives dans un contexte mondial entre croissance économique et transition écologique.


La croisière, un secteur qui ne connaît pas (encore) la crise

L'année de la sortie de Titanic (1997), 5.3 millions de personnes avaient embarqué sur un paquebot de croisière. Vingt-deux ans plus tard, le secteur a enregistré 30 millions de passagers en 2019, marquant une croissance annuelle dépassant les 5% pour la quatrième année consécutive. L'an dernier, le secteur dépasse même de près de deux points la croissance du secteur mondial du tourisme en nombre de passagers. La poursuite de la tendance pour les prochaines années ne fait aucun doute parmi les armateurs, qui ont investi 22 milliards de dollars l'an dernier et dont la capacité à bord des paquebots devrait augmenter de presque 100'000 passagers entre 2018 et 2020.


Le secteur bénéficie de l'augmentation de la classe moyenne mondiale, en particulier dans les pays en développement, ainsi qu'une stratégie gagnante des armateurs depuis plusieurs années d'élargir fortement leurs cibles de clientèle. Historiquement réservées aux plus fortunés et aux retraités, les croisières ont vu leur catalogue s'ouvrir aux plus petits portefeuilles, et cherchent à présent à convaincre les jeunes générations.


Un impact environnemental et climatique de plus en plus décrié

Selon une estimation du Global Sustainable Tourism Dashboard, la flotte mondiale de paquebots de croisière est responsable de l'émission de 21 millions de tonnes de CO2 équivalent par an. Par passager, les émissions d'une croisière reviennent donc à parcourir environ 5'000 km, seul dans une voiture européenne standard. La faute essentiellement au fioul lourd utilisé dans le transport maritime.


La contribution des croisiéristes au réchauffement climatique n'est cependant pas la seule critique qui leur est adressée. En juin 2019, l'organisation européenne Transport & Environment publiait une étude largement reprise démontrant que la flotte européenne du groupe Carnival à elle seule (44% de part de marché mondiale, 47 bateaux en Europe) émettait dix fois la quantité d'oxydes de soufre (SOx) émise par l'ensemble du parc automobile européen. Les chefs d'inculpation des SOx sont nombreux : acidification des sols et des eaux de surface, destruction des écosystèmes, corrosion du patrimoine architectural, troubles respiratoires chez les personnes en contact répété et/ou à forte dose... Si les soixante mille tonnes de SOx annuellement émises par la flotte européenne de paquebots ne contribuent qu'à 2.6% des émissions totales de SOx sur le continent, elles ont le défaut d'être émises de manière significative sur le littoral au plus proche des zones très urbanisées. En particulier dans les villes touristiques où les navires accostent plusieurs heures sans éteindre les moteurs, unique source d'énergie à bord.


Les autorités locales tiraillées entre santé publique et manque à gagner financier

Le naufrage du Costa Concordia en 2012 sur les côtes italiennes a largement contribué à la prise de conscience européenne des dangers liés au tourisme de croisière. Les autorités italiennes avaient alors annoncé la prochaine interdiction d'entrée dans Venise pour les paquebots. Le 2 juin dernier, alors que l'un d'eux subit une avarie moteur en amarrant au port de Venise et percute un autre navire, sept ans se sont écoulés sans qu'aucune interdiction ne soit entrée en vigueur. Le cas vénicien est emblématique d'une situation largement répandue en Europe : face à la manne financière que représente le secteur (400 M€ pour Venise, soit environ 20% de ses revenus liés au tourisme), les collectivités locales freinent la mise en place des mesures contraignantes.


Certaines villes portuaires se sont pourtant engagées. Si quelques unes ont décidé de limiter le flux de paquebots accostant quotidiennement (notamment Bruges et Dubrovnik en Europe), d'autres ont fait le choix ambitieux d'investir le concept de cold ironing : développer une infrastructure électrique suffisante aux terminaux pour permettre aux bateaux de couper les moteurs lorsqu'ils sont à quai tout en maintenant leurs équipements en fonctionnement. Le cold ironing - qui concerne non seulement les croisiéristes mais l'ensemble du secteur maritime, permettrait de réduire de plus de 95% les émissions de SOx et de NOx des paquebots de croisière sur leur phase d'exploitation à quai.


Une transition du secteur ne peut être portée sans une régulation forte à l'échelle internationale

Ces déploiements ne sont évidemment pas gratuits, ni pour les villes portuaires ni pour les navires qui y accostent. Au delà des frais de renforcement des réseaux électriques (compter un raccordement de l'ordre de 1.6 MW par navire) et de maintenance des infrastructures à la charge des ports, le coût de l'électricité à quai est souvent plus élevé que le coût équivalent du fioul lourd utilisé dans les moteurs pour la produire à bord. Sans compter le fait que bon nombre de bâtiments maritimes (de croisière ou de fret) ne sont pas technologiquement capables de se raccorder électriquement.


Le succès des ports de Los Angeles et de Long Beach (respectivement seizième et vingtième plus grands ports mondiaux en volume de conteneurs) dans le déploiement de l'infrastructure de cold ironing depuis une dizaine d'années est largement lié à la mise en œuvre dès 2007 de la régulation "At-Berth" par l'Etat de Californie, contraignant les navires à limiter leurs émissions lorsqu'ils sont à quais.


Le secteur maritime (croisiéristes inclus) est aujourd'hui réglementé par l'Organisation Maritime Internationale (IMO). La question environnementale est traitée par la convention MARPOL (Marine Pollution) depuis 1973. En 1997, l'annexe 6 est ajoutée à la convention pour traiter de la pollution de l'air - elle entre en vigueur douze ans plus tard. Depuis le 1er janvier 2020, les normes ont été drastiquement révisées en limitant le taux de soufre dans les carburants utilisés à moins de 0.5%, contre 3.5% depuis 2015. Dans plusieurs régions identifiées dans la convention (Emission Control Areas, ECA), la limite est même réduite à 0.1% - imposant aux paquebots de disposer d'un réservoir dédié pour la navigation dans ces zones.


En Europe, seules la mer Baltique et la mer du Nord ont jusqu'à présent été définies comme ECA - la Méditerranée n'en faisant toujours pas partie. La Commission Européenne, et son agence pour la sécurité maritime, se limitent historiquement à appliquer les normes édictées par l'Organisation Maritime Internationale. L'Union Européenne, qui détient plus de 40% de la flotte maritime commerciale mondiale et traite 16% du trafic maritime mondial dans ses ports, dispose pourtant d'une influence majeure à l'échelle internationale pour être pionnière dans la transition du secteur comme a su l'être la Californie depuis une quinzaine d'années. On saluera dans ce sens l'initiative déjà en vigueur d'appliquer une limite de soufre à 0.1% dans les carburants utilisés pour les navires à quai les ports européens - une mesure encore modeste comparée au cold ironing déployé sur la côte Est américaine.


Les perspectives d'une transition des géants des mers commencent à émerger

Depuis la COP21, l'Organisation Maritime Mondiale s'est enfin saisie de l'enjeu d'émissions de gaz à effet de serre : une première régulation impose aux nouvelles constructions d'améliorer leurs performances énergétiques, avec l'objectif d'atteindre dès 2025 une réduction de 30% des émissions des nouveaux navires par rapport à 2014. L'IMO s'est par ailleurs dotée d'une stratégie stipulant une cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur maritime de 50% à horizon 2050 par rapport à 2008.



L'IRENA, dans un rapport publié en octobre 2019, évalue les solutions techniques qui permettraient d'atteindre cet objectif : le cold ironing y trouve bonne place, à côté d'une conversion de la flotte à des carburants moins émetteurs (Figure issue du rapport : taux d'émissions de gaz à effet de serre par kWh de différents carburants, le fioul lourd étant référencé sous la nomenclature anglaise HFO - Heavy Fuel Oil).


Depuis une dizaine d'années, le gaz naturel liquéfié (GNL, LNG dans sa nomenclature anglaise) a le vent en poupe auprès du secteur, mais aussi des Européens qui, avec la directive pour des Infrastructures en carburants alternatifs (2014/94/EU), imposent le déploiement de stations de recharge dans tous les ports du réseau trans-européen d'ici 2025. Grande force du GNL : il permet une réduction drastique des émissions d'oxydes de soufre, d'azote et de particules fines. Lorsqu'il s'agit de réduction des émissions de gaz à effet de serre cependant, le GNL ne promet qu'une réduction limité à 10-20% par rapport au fioul lourd.


Les carburants bio-sourcés offrent une alternative intéressante en permettant une réduction importante des émissions sans requérir de remplacer les moteurs ni les réservoirs des navires existants. Pour autant, les quantités absorbées par le secteur maritime sont sans commune mesure avec les capacités de production de biocarburant : un navire commercial (cargo ou paquebot de croisière) consomme à lui seul jusqu'à 100 millions de litres de carburant (soit plusieurs centaines de GWh) par an, à comparer à la production mondiale actuelle de biocarburants (940 TWh en 2016). Le secteur aérien, lui aussi très intéressé par les biocarburants, pourrait s'avérer meilleur client pour un carburant de qualité intrinsèquement supérieure à celle du fioul lourd.


L'électricité, qui gagne ses lettres de noblesse dans secteur automobile, cherche aussi à se faire une place en mer. Néanmoins, les lois de la physique empêchent les technologies électriques d'offrir des ordres de grandeur compatibles avec l'industrie maritime : la puissance nominale nécessaire pour un paquebot ou un porte-conteneur dépasse très largement la surface du navire pour l'installation de panneaux solaires. De même, une solution basée sur la technologie des batteries n'est physiquement pas vraisemblable compte tenu de la masse qu'il s'agirait d'embarquer pour garantir une autonomie suffisante.


Autre alternative, l'hydrogène est sérieusement considéré, permettant d'embarquer d'importantes quantités d'énergie à bord sans contrainte majeure de volume ou de masse. Les technologies de pile à combustible et de stockage de l'hydrogène doivent néanmoins encore largement progresser avant que de pouvoir rivaliser avec les solutions au GNL.


Le vent, moteur historique du secteur maritime, peine à gagner en crédibilité, sauf en se limitant à une voilure d'appoint aux moteurs conventionnels (à l'automne 2019, l'Union Européenne annonce sa contribution à hauteur de 5.4 millions d'euro pour la construction d'un prototype qui devrait permettre une économie de carburants de 5 à 20%).


Les croisiéristes ont une carte à jouer pour prendre le leadership dans la transition du secteur maritime

La CLIA, Association internationale des croisiéristes, se félicite de figurer parmi les plus engagés du secteur dans la transition. Chiffres à l'appui : près de la moitié des nouveaux paquebots pour 2020 fonctionneront au GNL - la France vient d'ailleurs d'annoncer une commande de deux paquebots par l'Italo-Suisse MSC motorisés au GNL pour un montant avoisinant les 2 milliards d'euro. Deux tiers de la flotte mondiale sont déjà équipés d'ECGS visant à capter les oxydes de soufre des gaz d'échappement (ces équipements ayant levé une grande controverse après la découverte de leur utilisation massive en circuit ouvert, rejetant en mer les composants captés).


De loin les plus exposés à l'opinion publique, les croisiéristes pourraient néanmoins être victimes de la récente prise de conscience écologique dans leurs principaux marchés : Europe (24% des passagers) et Etats-Unis (50%). Un phénomène équivalent à ce que l'aviation civile connaît actuellement avec le flygskam dans certains pays d'Europe pourrait rebattre les cartes de l'industrie. Et si cette menace ouvrait la porte à une opportunité majeure pour le transport maritime dans son ensemble ? Secteur fortement en croissance, où le succès n'est pas, contrairement au fret, uniquement lié à une compétitivité sur les coûts d'exploitation, les croisiéristes pourraient devenir le fer de lance de l'innovation pour une transition rapide vers de nouvelles solutions énergétiques embarquées. De grands méchants loups du tourisme de masse, les paquebots de croisière pourraient finalement être la clé pour la réussite de la stratégie que s'est fixé le secteur du transport maritime, et l'atteinte des objectifs de la COP 21.


En retournant la question : si les croisiéristes, qui représentent environ 1% de la flotte commerciale maritime, ne portent pas l'innovation du secteur, qui le fera ? Le GNL, qui équipe toute la nouvelle génération de paquebots, et ses 10-20% de réduction de gaz à effet de serre face au fioul lourd, ne saura à lui seul même compenser l'impact de la croissance du secteur. L'innovation a donc une place de reine à prendre - et urgemment, pour espérer tenir la cible des -40% à horizon 2030 que s'est fixée la CLIA.

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